X.ANALYSE
DES TÉMOIGNAGES
463.S'il
est vrai, comme il est dit plus haut, que la Commission été
contrariée par les circonstances à l'occasion de son enquête
et que la fiabilité des témoins était sujette à
caution, la montagne de témoignages recueillis lui a permis de déceler
une certaine constance dans les comportements et de dégager un certain
nombre de conclusions.
464.À
en juger non seulement par les dépositions de témoins appartenant
aux deux groupes ethniques, mais également par toutes les autres
informations recueillies, il est constant que dès le moment où
la nouvelle du coup d'État est parvenue à l'intérieur
du pays, des troncs d'arbres abattus ont été jetés
en travers de toutes les routes sur presque toute l'étendue du territoire
burundais et les ponts brisés.Il
n'est pas jusqu'à certains responsables locaux à l'époque,
maintenant écroués, qui n'aient fait état d'ordres
qu'ils avaient reçus de leurs supérieurs de pousser la population
à un tel comportement qui, autant que la Commission a pu en juger,
était sans précédent au Burundi.
465.Dans
la plupart des communes où l'enquête a été menée,
le barrage des routes a été suivi peu après dans les
localités sous le contrôle du Gouvernement hutu ou des responsables
communaux du FRODEBU, par la capture de tous les adultes tutsis de sexe
masculin et, dans certains cas, des Hutus partisans de l'UPRONA et leur
regroupement dans des endroits bien déterminés où
ils étaient retenus en otage.
466.Dans
la plupart des cas, le meurtre de ces otages a commencé dès
le moment où on apprenait, essentiellement par la radio rwandaise,
que le Président Ndadaye avait été tué.Ces
meurtres ont été perpétrés dans la nuit du
jeudi 21 octobre dans certains endroits cependant qu'ailleurs ils ne devaient
l'être que le lendemain à l'aube.Peu
nombreux ont été les otages de l'UPRONA tués.
467.Dans
les localités où les otages ont été tués,
le massacre s'est dans la plupart des cas vite étendu à toutes
les femmes et tous les enfants tutsis; les maisons des Tutsis ont également
été mises à sac et incendiées.Le
massacre d'hommes et de femmes tutsis de tous âges fit tache d'huile
à partir de ces localités.Dans
certains endroits, des femmes tutsies ont été épargnées,
encore qu'elles aient souvent été violées ou séquestrées.
468.Les
soldats et gendarmes, partis de leurs bases le jeudi 21 octobre, entreprirent
à grand-peine de dégager les routes principales et de construire
des ponts de fortune.Une fois sur
les lieux des massacres de Tutsis, ils ont porté secours aux survivants
et se sont pour la plupart livrés à un massacre aveugle de
Hutus, aidés souvent en cela par les survivants eux-mêmes.Ils
entreprirent ensuite, pendant plusieurs jours, de dégager les routes
secondaires, continuant de porter secours aux Tutsis et d'exercer une répression
aveugle sur la personne des Hutus.Les
soldats ne se sont jamais rendus sur certaines collines.
469.Au
fur et à mesure que l'armée se déployait à
partir de points situés sur les routes principales, nombre de Hutus
s'enfuyaient vers les collines encore inaccessibles.Les
tueurs dans leurs rangs étendaient le massacre des Tutsis aux collines
qui avaient jusque-là été épargnées
par la violence tant et si bien que pendant quelques jours à partir
du vendredi 22 octobre, les massacres de Tutsis par les Hutus d'une part
et de Hutus par les soldats d'autre part se généralisaient
simultanément.
470.Les
témoignages recueillis concordent dans leur quasi?totalité
: dans les communes où l'enquête a été menée,
Hutus et Tutsis coexistaient dans la paix sur le colline depuis le 21 octobre
même si la campagne électorale et le remplacement de la plupart
des responsables locaux de l'UPRONA par des membres du FRODEBU avaient
suscité quelque tension entre les ethnies.Les
rapports sociaux étaient normaux et les mariages mixtes fréquents.Un
pourcentage considérable de survivants tutsis ont reconnu n'avoir
dû leur salut qu'à des parents, voisins ou amis hutus qui
les avaient protégés souvent au risque de leur propre vie.
471.Si
de nombreux témoins hutus ont évoqué la persécution
sanglante dont les membres de leur ethnie furent victimes en 1972, aucun
d'entre eux n'a accusé ses voisins tutsis d'y avoir personnellement
pris part.La persécution
et la répression politique perpétrées contre les Hutus
avaient été le fait de dictatures militaires et les agriculteurs
tutsis locaux eux-mêmes n'y avaient pas joué un rôle
important.
472.S'il
est indéniable que les Hutus constituent une classe de citoyens
de second ordre sur les plans social, économique et dans l'enseignement,
les disparités de statut, de richesse et de niveau d'instruction
entre Tutsis et Hutus vivant de l'agriculture de subsistance sur la même
colline étaient négligeables.
473.Autant
de considérations qui amènent la Commission à conclure
que le massacre systématique d'hommes, de femmes et d'enfants tutsis
sur les collines dans l'ensemble du pays ne saurait être mis sur
le compte de réactions spontanées, simultanées, de
la masse des agriculteurs hutus dirigées contre leurs voisins.Le
fait — établi par les éléments de preuve recueillis
— que nombre de simples agriculteurs hutus aient pris part au massacre
ne peut être attribué qu'à l'incitation de leurs dirigeants
et à l'exemple donné par ces derniers, dont la présence
et les activités partout où des massacres ont été
perpétrés sont attestée par des preuves surabondantes.
474.La
question se pose de savoir comment des agriculteurs hutus par nature pacifiques
ont pu être convaincus de prendre part au massacre de leurs voisins
tutsis.Pour la Commission, la soif
de terres n'était pas — tant s'en faut — une motivation étrangère
à un tel comportement.
475.Le
Burundi qui est — faut-il le rappeler — le pays le plus surpeuplé
d'Afrique, voit sa population s'accroître tous les ans à un
taux de plus de 2,5 %.Plus de 90
% de la population vit de la terre.Les
familles occupent de minuscules lopins de terre qui ne sont plus en mesure
d'accueillir les nombreux descendants et leurs propres enfants.Il
n'existe pratiquement aucune possibilité d'emploi en dehors de l'agriculture.Le
moindre pouce de terre arable fait l'objet d'une exploitation intensive
et il n'y a pas de terres où l'on puisse s'installer.Les
chances d'émigrer sont pratiquement nulles.Dans
la moitié septentrionale du pays, où la quasi-totalité
des massacres avaient eu lieu, les anciens pâturages sont maintenant
presque entièrement voués aux cultures de sorte que les Tutti
se sont, pour la plupart, eux aussi consacrés à l'agriculture.Certains
Tutsis et Hutus étaient encore propriétaires d'un petit cheptel
mais essentiellement pour se conférer quelque statut.
476.L'immense
pression résultant de cet état de choses a pu susciter chez
les agriculteurs voués à la misère la forte tentation
de s'approprier les biens de leurs voisins et d'accaparer leurs lopins
de terre, tentation que leurs dirigeants ont pu exploiter.On
relèvera à cet égard que le pillage des biens tutsis
a commencé presque partout dès le moment où les otages
étaient capturés, avant que les massacres n'aient eu lieu.
477.Quant
à savoir ce qui a pu inspirer ceux qui, jusqu'au niveau local, ont
été à la tête de ces massacres, la Commission
estime qu'il ne faudrait pas perdre de vue l'exemple rwandais que Hutus
et Tutsis burundais ne sont pas près d'oublier.Au
Rwanda, le régime hutu en place depuis l'indépendance et
au pouvoir à l'époque des événements du Burundi,
avait massacré les Tutsis à plusieurs reprises.L'attitude
des Hutus rwandais au pouvoir vis-à-vis des Tutsis devait s'offrir
en spectacle tragique à l'opinion internationale à l'occasion
du génocide perpétré l'année suivante, et dont
on sait maintenant qu'il avait été mûri à l'avance.Les
dirigeants du FRODEBU à tous les échelons, y compris les
fondateurs de cette organisation, avaient vécu des années
en exil au Rwanda après 1972.Le
FRODEBU était fortement appuyé depuis sa création
par le Président rwandais et son parti.Toutes
choses qui ne pouvaient manquer d'influencer les responsables hutus du
FRODEBU y compris au niveau local.
478.Une
montagne de dépositions et autres éléments de preuve
tendent à désigner certains militants et dirigeants hutus
du FRODEBU, y compris au niveau des communes comme les instigateurs des
massacres de Tutsis partout où la Commission a été
conduite par son enquête.Quant
à savoir si ceux-ci avait agi de leur propre chef ou s'ils obéissaient
à des ordres ou à un plan préétabli, les éléments
de preuve disponibles n'autorisent nullement à se prononcer.Aucune
preuve directe ne permet de conclure dans un sens ou dans l'autre et les
éléments de preuve indirecte peuvent être interprétés
dans un sens comme dans l'autre.En
effet, si d'une part, on peut en conclure que les responsables locaux avaient
agi sur des ordres précédemment émis par leurs supérieurs,
il n'est pas inconcevable d'autre part que les responsables en cause, ayant
appris au terme d'une journée de tension indescriptible que le Président
Ndadaye avait été tué et croyant leur gouvernement
irrémédiablement condamné, aient entrepris de leur
propre chef de massacrer les otages tutsis en différentes parties
du pays.Entre l'exécution
des otages et le massacre systématique des femmes et des enfants,
il n'y avait qu'un petit pas à franchir.
479.On
ne peut pas en dire autant des actes de prise d'otages qui, autant que
la Commission ait pu en juger, constituent un phénomène sans
précédent au Burundi, voire au Rwanda.Ces
actes ont été perpétrés simultanément
en différents endroits non reliés par le moindre moyen de
communication.Ils étaient
invariablement dirigés contre tout homme ou jeune tutsi quelle que
soit son affiliation politique.Ils
ont été perpétrés peu après que les
militants et responsables locaux du FRODEBU ont appris la nouvelle du coup
d'État militaire et de l'arrestation du Président et avant
qu'ils aient pu savoir si le coup d'État avait réussi ou
si le Président était encore en vie ou non.On
ne peut pas croire qu'il se soit agi là d'un phénomène
local spontané qui se serait produit en même temps en divers
endroits.
480.Au
surplus, il est impossible de trouver aux actes de prise d'otages une explication
cohérente au niveau local proprement dit.Par
définition, on prend des otages pour contraindre un adversaire à
agir de telle ou telle façon.Un
dirigeant local n'avait personne avec qui négocier.La
cessation du coup d'État militaire ou la libération du Président
Ndadaye ne pouvaient être négociées qu'à Bujumbura.À
cette fin, seule une campagne de prise d'otages d'envergure menée
en même temps sur toute l'étendue du territoire national pouvait
offrir des pions aux fins de négociations.
481.Les
massacres de Tutsis, loin de constituer uniquement une manifestation d'hostilité
de la part d'un groupe politique ou ethnique contre un autre groupe étaient
une tentative d'extermination totale de l'ethnie tutsie.Les
Tutsis n'ont pas été massacrés dans un accès
de violence, mais systématiquement traqués.Que
l'on ait dans certains cas laissé la vie sauve à des femmes
tutsies peut s'expliquer par le fait qu'au Burundi la femme ne perpétue
pas l'ethnie car l'enfant appartient à l'ethnie de son père.Parfois,
des Hutus ont été pris en otages en même temps que
les Tutsis, mais il s'agissait uniquement de Hutus dont l'affiliation à
l'UPRONA était notoire, alors que dans le cas des Tutsis l'affiliation
politique était indifférente.La
plupart des Hutus de l'UPRONA ont certes subi de graves sévices,
mais ils n'ont pas été tués.Les
dirigeants qui avaient donné le coup d'envoi des massacres ici ou
là n'ont cessé, dans leur fuite, de les susciter dans les
endroits qui en étaient encore épargnés.
482.Aux
termes de l'article II de la Convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide, le génocide s'entend
du meurtre de membres d'un groupe ethnique commis dans l'intention de détruire
ce groupe en tout ou en partie.Le
fait que le Burundi n'ait pas ratifié cette convention est sans
pertinence puisque ses dispositions font maintenant partie du droit international
coutumier et ont valeur de jus cogens.