488.Formuler
des recommandations quant à la manière de réaliser
la réconciliation nationale au Burundi et de rétablir la
paix et la sécurité dans le pays dépasse sinon le
mandat de la Commission, certainement les moyens dont elle dispose.On
aurait tort d'attendre d'elle qu'elle opère des miracles là
où, en dépit des efforts intenses qu'ils ne cessent de déployer,
l'Organisation des Nations Unies et les autres membres de la communauté
internationale ne sont toujours pas parvenus — il s'en faut de beaucoup
— à prévenir, encore moins à inverser la détérioration
constante de la situation.
489.Pour
s'être imprégnée des réalités de l'intérieur
du pays dans une certaine mesure, la Commission croit devoir souligner
cependant qu'il semblerait que les efforts notoires de la communauté
internationale soient axés sur la redistribution des pouvoirs au
sein de l'élite politique et militaire de Bujumbura et que le problème
fondamental de la réinstallation de dizaines de milliers de Tutsis
déplacés à l'intérieur du pays et de Hutus
en exil, du freinage de la croissance démographique, de la création
de possibilités d'emploi ailleurs que dans l'agriculture et de l'amélioration
des rendements agricoles, toutes choses qui requerraient une assistance
extérieure considérable, ne soit guère évoqué.
I.IMPUNITÉ
490.L'impunité
a été sans aucun doute une cause non négligeable du
pourrissement de la crise actuelle.Toutefois,
si à l'origine elle était l'une des causes de la situation
actuelle, elle en est maintenant devenue un effet.Faire
de l'élimination de l'impunité une condition préalable
à la solution de la crise, ce serait faire totalement preuve d'irréalisme
et ne servirait qu'à fournir les prétextes à ceux
qui sont peu disposés à prendre les mesures qui s'imposent.
491.Seule
une bonne administration de la justice en toute équité permettrait
d'éliminer l'impunité.La
Commission ne voit pas comment une telle administration de la justice pourrait
être mise en route tant qu'un semblant de vie normale n'aura pas
été rétabli dans le pays.
492.Il
est de fait qu'au Burundi la justice, la police ainsi que l'ensemble de
la magistrature sont pratiquement la chasse gardée des Tutsis.Il
est également de fait que le droit pénal et la procédure
pénale burundais doivent faire l'objet de réformes.Il
est par ailleurs patent que les juges et procureurs n'ont même pas
les moyens matériels élémentaires de s'acquitter de
leurs fonctions.Mais tous ces faits
sont négligeables au regard d'un fait essentiel, à savoir
l'affrontement ethnique et l'insécurité totale qui, par dessus
tout, sévissent sur toute l'étendue du pays.On
a beau apporter des réformes ou fournir des moyens, rien n'y fera
tant que chaque citoyen restera exposé à un danger réel
de mort aux mains des membres de l'une ou l'autre ethnie et tant que chaque
citoyen demeurera convaincu que son ethnie est la cible de gens qui ont
maintes fois démontré leur propension à perpétrer
des massacres.À l'évidence,
aucun système de justice ne peut fonctionner dans ces conditions.
493.La
Commission estime que, dès que la situation dans le pays permettrait
d'opérer des réformes efficaces, la plus importante de celles?ci
serait d'établir un équilibre ethnique raisonnable à
tous les niveaux dans les corps des juges, des procureurs et de la police
judiciaire.Il faudrait pour cela
confier à un organe apolitique impartial, indépendant, à
composition ethnique équilibrée, doté des pouvoirs
nécessaires et bénéficiant de la confiance de la population,
le soin de nommer ces fonctionnaires et de les relever de leurs fonctions.La
police judiciaire, corps pratiquement inexistant à l'heure actuelle,
devrait être dotée des effectifs et des moyens nécessaires
et être affranchie de tout contrôle ethnique ou politique.Elle
devrait avoir un statut purement civil et n'entretenir aucun lien avec
l'armée ou la gendarmerie.Il
faudrait mettre un terme à la pratique actuelle de la détention
pour une durée indéterminée en l'absence de toute
accusation formelle ou de poursuites.
494.Il
ne faut pas oublier que parmi la population adulte actuelle du Burundi,
il est des dizaines, sinon des centaines de milliers d'individus appartenant
aux deux groupes ethniques qui se sont rendus coupables d'homicide à
une époque ou une autre.À
l'évidence, aucun système de justice n'a les moyens de les
poursuivre tous tant qu'ils sont.Pour
que les principaux responsables de ces crimes puissent un jour être
traduits en justice, les juges ou les procureurs doivent être habilités
à offrir l'immunité ou des remises de peine aux simples exécutants
ou participants en échange de leur coopération.
495.La
mise en place d'un système de justice impartial et efficace nécessiterait
une assistance internationale considérable sous la forme d'activités
de formation et d'un concours financier.On
pourrait ménager une période de transition pendant laquelle,
pour gagner la confiance des justiciables, on inviterait des magistrats
d'autres États francophones d'Afrique à siéger en
qualité d'observateur auprès des tribunaux à composition
ethnique mixte et à faire office de médiateurs entre les
juges, le cas échéant.
II.GÉNOCIDE
496.Ayant
conclu que des actes de génocide ont été perpétrés
contre la minorité tutsie au Burundi en octobre 1993, la Commission
est d'avis qu'une compétence internationale doit s'exercer à
l'égard de ces actes.
497.La
Commission estime toutefois qu'il ne sera pas possible de mener une enquête
internationale convenable sur ces faits tant que la situation actuelle
persistera au Burundi.
498.Si
l'on décidait d'exercer une compétence internationale à
raison des actes de génocide perpétrés au Burundi
une fois l'ordre et la sécurité et l'harmonie entre les ethnies
rétablis dans une mesure raisonnable, l'enquête, loin d'être
circonscrite aux actes commis en octobre 1993 devrait s'étendre
à ceux perpétrés dans le passé afin de déterminer
si ces derniers constituaient également des actes de génocide
et, dans l'affirmative, d'en identifier les auteurs et de les traduire
en justice.Il faudrait en particulier
s'intéresser aux événements qui ont eu lieu en 1972,
lorsque, de l'avis général, on avait entrepris systématiquement
d'exterminer tous les Hutus instruits.Nul
n'a jamais été poursuivi pour ces actes.
499.Tout
organe international chargé d'enquêter sur le génocide
au Burundi doit être doté de moyens et de pouvoirs qui lui
permettent d'inspecter tous fichiers et dossiers, d'ordonner la divulgation
de toutes pièces, d'appeler des témoins, de faire réprimer
le faux témoignage, de garantir la sécurité des témoins
et l'immunité ou des remises de peine en faveur de toute personne
disposée à lui prêter sa coopération.
III.AUTRES
CRIMES
500.En
ce qui concerne l'assassinat du Président Ndadaye, la prise d'otages
et la répression aveugle sur la personne de civils, tous faits qui
relèvent de la compétence interne du Burundi, la Commission
estime qu'il est patent qu'il n'y a aucun espoir de voir la justice burundaise
actuelle engager en toute justice une enquête ou des poursuites efficaces
en l'espèce tant que ceux?là même dont la conduite
doit faire l'objet d'une enquête continuent du haut de leurs postes
de responsabilité au sein du Gouvernement, de l'armée et
de la rébellion armée, d'exercer sans partage un pouvoir
de vie et de mort sur les citoyens dans l'ensemble du pays.Une
telle enquête devrait être confiée à un organe
judiciaire indépendant, crédible, doté de tous les
pouvoirs nécessaires et agissant dans des conditions d'ordre public
et de sécurité raisonnables.