S.E. Mme Concilie Nibigira,
Ministre des Télécommunications,
de l’Information, de la Communication
et des Relations avec le Parlement
Bujumbura
Burundi
Objet : Projet de loi régissant les médias
Excellence Mme la Ministre,
Permettez-moi de vous faire part de mon point de vue sur le projet de loi régulant les médias au Burundi actuellement soumis au Parlement pour débat et adoption après avoir été validée par le Conseil des Ministres.
Je me permets de vous faire part de mon analyse car j’ai eu l’honneur d’avoir votre confiance, celle du Président du Conseil National de la Communication et de la Présidente de la Maison de la Presse, à la fois pour coordonner les études réalisées par des consultants nationaux, ensuite pour modérer les travaux des Etats Généraux des Médias et de la Communication organisés début mars 2011 à Gitega et enfin pour rédiger un projet de politique nationale de la communication validée au mois de juin 2012 par les trois institutions mentionnées plus haut.
A la lecture du projet de loi régulant les médias et de l’exposé des motifs, il me semble que l’émoi que ces documents soulèvent dans les médias et dans la société civile est tout à fait légitime mais qu’il est tout à fait possible de ramener la confiance de tous les acteurs et partenaires.
Une loi régissant les médias constitue toujours un choix politique majeur et pas seulement une démarche juridique. Le projet de loi en débat, renferme des avancées positives considérables qui n’ont pas été expliquées suffisamment aux partenaires. Elle renferme aussi des dispositions qui peuvent soulever de l’inquiétude mais qui pourraient être améliorées à la grande satisfaction des pouvoirs publics, des médias et de la société civile.
Les avancées positives que renferme le projet de loi régissant les médias portent sur la dépénalisation des délits de presse. Le gouvernement burundais a fait le choix de dépénaliser les délits de presse en les faisant passer du domaine pénal au domaine du droit civil avec la référence au Code civil, livre III. Ce choix a été envisagé par d’autres pays comme la RDC alors que le délit de presse demeure dans le domaine du pénal en Belgique et en France. Cette option mériterait un débat public et contradictoire car, pour certains spécialistes, la dépénalisation des délits de presse peut se faire en maintenant les délits de presse dans le domaine pénal mais en supprimant uniquement la peine privative de liberté, à savoir la prison et en maintenant les amendes.
Le projet de loi régissant les médias au Burundi pourrait privilégier l’état positif et libéral que les Etats Généraux des Médias et de la Communication de Gitega avaient mis en valeur. Ainsi, les pouvoirs publics et les partenaires pourraient tomber d’accord pour élaborer une loi qui met l’accent sur la promotion de la liberté d’information et d’expression et qui place le citoyen au cœur de la réflexion et de la régulation des médias.
Il serait bénéfique en effet que le préambule de la loi régissant les médias rappelle que ceux-ci constituent des espaces où se développent et s’expriment les valeurs humaines, les valeurs démocratiques, les valeurs citoyennes. Les médias constituent en effet des espaces pour développer la démocratie, pour promouvoir la coexistence pacifique entre citoyens, la paix, la bonne gouvernance, la parité entre les femmes et les hommes, pour promouvoir la protection de l’environnement et la nature, etc.
Le projet de loi régissant les médias donne l’impression de privilégier plutôt un aspect restrictif des médias. De ce fait, il serait vraiment souhaitable que le Parlement organise des séances d’audition des représentants des médias, de la société civile et des spécialistes du droit ou de la sociologie des médias, afin de recueillir le plus grand nombre possible de suggestions, de recommandations dont il pourrait tenir compte dans la formulation définitive de la loi régissant les médias.
Cette consultation pourrait être organisée de façon inclusive et participative de façon que tous les acteurs puissent intervenir dans le processus de l’élaboration de cette loi qui régule une liberté fondamentale de l’homme et du citoyen, à savoir la liberté d’information et d’expression. Imaginerait-on une loi qui régule le droit à l’éducation sans impliquer les établissements scolaires et les universités, publiques et privées ? Imaginerait-on une loi qui régule le droit au travail sans impliquer les syndicats, les chefs d’entreprises et la société civile ? Imaginerait-on enfin, une loi régulant le droit aux soins de santé sans impliquer les directeurs d’hôpitaux et cliniques, les pharmaciens, etc, etc.
L’actuel projet de loi régissant les médias soulève une inquiétude légitime dans les médias car elle réduit considérablement le délai des licences accordées aux médias. Il faudrait que le législateur garde à l’esprit que les médias constituent aussi des entreprises qui créent de l’emploi. A titre d’exemple, aucun investisseur, national et étranger ne se sentira encouragé é d’investir au Burundi dans le domaine de la production audio-visuelle en demandant un canal de télévision ou de radio au moment où la bascule de l’analogique au numérique mettra sur le marché des dizaines de canaux de télévision numérique terrestre et plus tard de radios numérique terrestre. Ce serait un paradoxe incroyable de priver à des investisseurs les conditions de visibilité et de stabilité en réduisant si drastiquement le temps de la licence de diffusion. Quel investisseur pourrait espérer un retour sur investissement dans un délai si court de cinq ans ou de trois ans. Cette limitation drastique du temps de licence accordé aux médias ruinerait tout espoir de développer au Burundi une véritable industrie de la création et de la production dans le domaine audiovisuel notamment.
Du reste, parmi les avancées positives confirmées par le projet de loi régulant les médias en discussion, les pouvoirs publics se sont engagés à alimenter un fonds de promotion des médias. Si la licence accordée à un média couvre une période si courte, ce fonds pourrait être accordé en pure perte à des médias dont la licence de diffusion ou d’émission pourrait être supprimée pour une raison ou pour une autre.
Enfin, les pouvoirs supplémentaires accordés par le projet de loi régulant les médias au Conseil National de la Communication (CNC) soulèvent une question fondamentale liée à l’équilibre et à la séparation des pouvoirs dans toute démocratie. Le projet de loi envisage notamment que le CNC soit habilité pour déterminer si un média ou un journaliste s’est rendu coupable d’un délit de presse et de fixer le montant des amendes. Le CNC serait ainsi investi de pouvoirs judiciaires alors qu’il constitue, aux termes de la constitution du Burundi, un des conseils adossés à l’exécutif puisqu’il rend compte à la présidence de la République.
Il y aurait ainsi un risque réel pour que le CNC devienne un organe hybride exerçant en même temps des responsabilités administratives et judiciaires considérables et incompatibles. Le législateur burundais devrait confirmer le rôle indispensable de l’institution judiciaire au cœur de la régulation des médias lorsqu’il y a nécessité de sanctionner un délit de presse, au civil comme au pénal.
Le projet de loi régulant les médias soumis actuellement au Parlement pour débat et discussion suscite beaucoup de questions, des avancées positives indéniables et aussi des inquiétudes légitimes qu’il est impossible d’aborder dans le cadre de cette correspondance. Ces avancées, ces questions et ces inquiétudes pourraient être débattus au cours d’un véritable processus de concertation, ouvert et transparent, entre les pouvoirs publics et les partenaires, les bailleurs de fonds qui soutiennent les médias, les médias eux-mêmes, la société civile et les partis politiques. En effet, tous les citoyens sont concernés par la liberté d’information et d’expression qui constituent la raison d’être de médias libres et responsables.
Je vous remercie infiniment pour l’attention que vous accorderez aux propositions et analyses que je me permets de formuler dans ce courrier car la confiance que vous m’avez accordée m’autorise à penser que j’ai une certaine légitimité à intervenir, même à distance, dans ce débat combien passionnant.