Le livre de Guy Poppe sur l’assassinat du prince Rwagasore apporte un éclairage majeur sur une période charnière de l’Histoire de notre pays. A l’effet de rendre plus aisée la compréhension du contenu de ce livre, il nous semble opportun de présenter dans les grandes lignes le contexte géopolitique qui a servi de matrice aux événements racontés dans ce livre.
Aveuglé par l’idéologie paternaliste, le colonisateur belge ne s’était pas rendu compte qu’au sortir de la deuxième guerre mondiale, une dynamique s’était enclenchée qui allait faire s’écrouler comme des châteaux de carte les empires coloniaux bâtis sur le profit et la domination.
La conférence afro-asiatique de Bandoeng tenue du 18 au 24 avril 1955 marquait l’affirmation solennelle et retentissante de la force et de la pertinence de cette dynamique.
C’est dans la foulée de cette conférence de Bandoeng qu’en novembre 1956 Louis Rwagasore retourna définitivement au Burundi en surfant sur le souffle libérateur des peuples opprimés qu’avaient généré ces assises historiques.
L’arrivée au Burundi du prince Louis Rwagasore allait tirer les colonisateurs belges du sommeil dogmatique dans lequel l’idéologie paternaliste les avait plongé. Son irruption sur la scène publique provoqua une crise dans le système colonial. Le réveil brutal des colonisateurs s’accompagna d’une véritable panique assortie d’une grande hostilité envers le fils du roi qui, à certains moments, se mua en une haine implacable. A partir de l’année 1957, deux légitimités vont s’affronter dans un combat sans merci, sans répit, sans concession :
a) la légitimité autoproclamée issue de la conférence de Berlin de 1885 dont le prince Rwagasore va démontrer qu’elle était devenue surannée et obsolescente
b) la légitimité de la nation burundaise représentée par le prince Rwagasore qui s’était ressourcé à cette fontaine de jouvence que fut la conférence de Bandoeng d’avril 1955 relayée en décembre 1958 par la conférence panafricaine d’Accra.
La haute stature politique et symbolique du prince Rwagasore déborda rapidement le cadre étroit dans lequel on voulait le confiner et y provoqua les premières fissures. Sitôt revenu au Burundi, Rwagasore s’appliqua systématiquement à démanteler le pilier économique et le pilier politique de l’édifice colonial.
En effet, en lançant le mouvement coopératif, il entendait montrer aux Belges qu’une autre politique économique était possible qui prendrait en compte les intérêts économiques des populations burundaises afin d’assurer à cette population la maîtrise de leur avenir économique. En outre, en présentant aux autorités coloniales belges en 1956 un projet de constitution du Burundi et en fondant un parti politique, le prince Rwagasore leur faisait comprendre que l’ère coloniale était révolue et que le Burundi allait s’engager sur la voie de la modernité politique.
Débordée, désarçonnée, l’administration coloniale belge recourut contre Rwagasore à une stratégie de containment politique et sécuritaire : interdiction d’exercer des activités politiques, mise en résidence surveillée, tentatives de le déporter vers le Congo et la Belgique. Cette manœuvre fut vaine et contre-productive et contribua à l’intensification du rayonnement politique et moral du prince Louis Rwagasore.
La rencontre entre Rwagasore et Julius Nyerere à Bujumbura le 16 mars 1957 fut un événement majeur ; elle ouvrit au jeune prince la voie vers le panafricanisme et la solidarité des pays progressistes qui lui furent d’une grande utilité dans la dernière phase du combat au finish qu’il livre contre l’administration coloniale. Elle donna au prince une stature internationale surtout après sa participation à la conférence panafricaine d’Accra en décembre 1958 au cours de laquelle il rencontra et fit connaissance avec les ténors du panafricanisme tels que Kwame Nkrumah, Sekou Toure, le roi Mohamed V, George Padmore, Frantz Fanon, Joséphine Baker, WEB DuBois. Adoubé par ces personnages aux noms prestigieux, le prince Rwagasore est revenu d’Accra plus résolu que jamais à demander l’indépendance du Burundi. C’est au cours de l’année 1960 et de l’année 1961 que l’affrontement politique entre Rwagasore et l’administration coloniale belge se radicalisa et atteignit son paroxysme surtout à l’occasion du colloque de Bruxelles (août 1960), du colloque de Gitega (décembre 1960) et du colloque d’Ostende (janvier 1961). C’est au cours de ces trois colloques que l’interdiction d’exercer les activités politiques fut imposée au jeune leader. La riposte du prince fut énergique et victorieuse. Il chercha et obtint l’arbitrage des Nations-Unies dans cette querelle entre lui et l’administration coloniale belge. Le 21 avril 1961, par la résolution 1605, l’assemblée générale des Nations-Unies annula toutes les décisions prises aux colloques de Bruxelles, de Gitega et d’Ostende. Ainsi Rwagasore fut autorisé à participer aux activités politiques et l’Onu décida de superviser les élections législatives fixées au mois de septembre 1961. Dès lors la voie était ouverte au prince Rwagasore pour gagner son combat contre l’administration belge avec une arme politique éminemment moderne : la démocratie. Et le 18 septembre 1961, ce fut l’apothéose.
L’intelligence politique, la maîtrise de la sociologie politique et de la sociologie électorale, la maîtrise des techniques de marketing politique et de communication politique déployées par le prince Rwagasore pour remporter ce grand chelem sont un modèle du genre et méritent notre admiration. Avec le triomphe électoral du 18 septembre 1961, Rwagasore venait d’acquérir les trois sortes de légitimités dont parle le sociologue allemand Max Weber : la légitimité historique, la légitimité charismatique et la légitimité démocratique.
Malgré la main tendue qu’il leur offrit, les colonisateurs belges choisirent de le faire assassiner. Pourquoi donc cet assassinat ?
C’est le vice-premier ministre Pierre Ngendandumwe qui donna la réponse à cette question dans son oraison funèbre prononcée le 17 octobre 1961 au cours des funérailles du prince : c’était pour pouvoir briser l’unité du peuple burundais. Car l’administration coloniale belge savait pertinemment que Rwagasore constituait un rempart infranchissable contre l’installation au Burundi d’une démocratie ethnique à visée génocidaire comme celle qui existait au Rwanda depuis le 17 janvier 1961 (coup d’état de Gitarama).
Sa détermination inébranlable, son mépris pour le danger que comportait son affrontement avec le colonisateur belge montrent que l’engagement de Rwagasore n’était pas celui dont parlaient les écrivains français Jean Paul Sartre et Antoine de Saint-Exupéry. Son engagement s’apparentait plutôt à celui qu’évoquait André Malraux dans ses deux romans « La condition humaine » et « L’espoir ». En définitive, Louis Rwagasore pratiqua jusqu’au sacrifice suprême cette vertu cardinale que chérissait l’écrivain français André Malraux : « L’héroïsme individuel au service de l’Histoire ».
Terminons cet article en rappelant et en faisant nôtres les propos tenus en conclusion de l’oraison funèbre du vice premier ministre Pierre Ngendandumwe : Allez prince, vous laissez un peuple ému et qui vous aime, je vous assure !
Athanase Boyi