GUY POPPE : L’ASSASSINAT DE RWAGASORE, LE LUMUMBA BURUNDAIS
Par Prime Nyamoya
Le livre de Guy Poppe est une immense contribution à la connaissance des événements autour de l’assassinat de Rwagasore. Il faut souligner le courage et le travail de bénédictin de ce journaliste néerlandophone qui se prend une passion pour notre héros national. Pour le public burundais, il aurait pu simplement intituler son livre : Rwagasore. En effet dans l’imaginaire des Burundais, c’est le seul qui leur vient en mémoire. Quand il le compare à Lumumba, c’est pour le public néerlandophone belge qui se souvient surtout de l’homme politique congolais. Celui qui prononça le fameux discours du 30 juin 1960 qui embrasa le jeune Etat Congolais dès les premiers jours de l’Indépendance. Et dont la mort en janvier 1961 au Katanga suscita dans les capitales du Tiers Monde des émeutes et manifestations monstres contre l’Occident et la Belgique.
Si pour les générations plus jeunes la date du 13 octobre 1961 est entrée dans l’Histoire, elle reste pour celle de plus de 60 ans un grand traumatisme. On apprend brutalement que celui qui venait d’être plébiscité par le peuple lors des élections du 18 septembre avait été brutalement assassiné. J’essaie de me souvenir de ce qui s’est passé et ce que j’ai ressenti en ce moment, le lendemain de cette terrible nuit où le Burundi vit les heures les plus tragiques de son Histoire moderne. Guy Poppe vient retracer ces moments qui ont précédé la mort de Prince Rwagasore et décrit avec minutie la péripétie des préparatifs par le groupe des conspirateurs. Merci également à Antoine Kaburahe et aux éditions IWACU d’avoir rendu accessible ce livre au public burundais.
Son récit se mêle à mes propres souvenirs. Muyinga, fin août 1961. Sur la colline de Mukoni où se trouve le centre vétérinaire, vers 11h00, une voiture Ford, de couleur verte foncée, modèle 56, s’arrête devant notre maison. Un homme très grand (j’avais 13 ans), habillé élégamment en costume clair, en sort : c’est Rwagasore. Il est accueilli par mon père et Pierre Ngendandumwe qui l’attendent et l’introduisent dans le petit salon où ils préparent la campagne électorale. Avant que le Prince ne se rende à Mukenke, le fief de Jean Ntidendereza, son grand rival politique, pour un dernier meeting. Au bout d’un quart d’heure, une foule compacte s’est déjà attroupée autour de la voiture. Le Prince sort de la maison et se met debout sur le capot, commence à haranguer les militants de l’UPRONA qui répondent à son discours dans une frénésie d’excitation contenue. Ce fut mon dernier souvenir de Rwagasore vivant.
Comme une étoile longtemps éteinte dans les galaxies lointaines continue à transmettre la lumière dans l’espace, sa mort continue à hanter les Burundais. Son discours est devenu un classique, morceau d’anthologie politique où les thèmes abordés restent d’une étonnante actualité : sécurité, justice et équité, problèmes fonciers, développement économique et social. Sur la base des archives, Guy Poppe vient confirmer sans aucun doute la responsabilité de la Tutelle belge dans cette grande tragédie nationale. Comment l’Administration a-t-elle laissé s’organiser un assassinat du grand personnage politique par des assassins qui circulaient nuit et jour sans que la Sûreté ait pu faire capoter ce projet funeste ? Elle a laissé délibérément s’organiser cet assassinat. Alors que, lors des déplacements du Prince à l’étranger, notamment à Dar-es-salaam où il rencontre à plusieurs reprises Julius Nyerere, son allié et financier, elle est à ses trousses nuit et jour et note ses moindres rencontres. La connexion belge est tout simplement ignorée lors du premier procès où certains témoignages cruciaux comme celui de Mme Belva, la secrétaire de Ntidendereza, sont tout simplement passés sous silence. Quand elle affirme notamment que le Résident Régnier, en compagnie de huit fonctionnaires belges, « déclare d’emblée qu’il ne restait qu’une chose à faire : tuer Rwagasore ». Egalement le refus de prendre en compte certains témoignages comme celui de Vanderslynen concernant le transfert de fonds d’un groupe bancaire belge aux adversaires déterminés de Rwagasore.
Dans ce dossier macabre, il est aussi question d’« amitiés particulières » chères à l’auteur sulfureux Roger Peyrefitte dont Poppe emprunte le titre sur l’homosexualité de certains membres de l’Administration belge et des comploteurs. Mais l’auteur du livre écarte cependant cette hypothèse faute de preuves irréfutables. La cause de la mort de Rwagasore remonte loin dans l’histoire du Burundi précolonial. Dès les années 1940 déjà, la Tutelle belge, par son Résident au Burundi, souhaite destituer le Mwami Mwambutsa, pour le remplacer vraisemblablement par un des fils Baranyanka. Le conflit entre les clans Bezi-Batare dans les années 50 aura donc pour toile de fond la lutte pour le pouvoir politique. La Tutelle belge prend donc résolument le parti des Batare dont le chef de file est jugé « très intelligent, autocrate né, ambitieux,… il possède d’énormes qualités de commandement, d’énergie et de persévérance ». Par contre, Mwambutsa et son fils Louis Rwagasore, épiés jour et nuit par des « conseillers » au service de la Sûreté belge, sont systématiquement diabolisés et traqués dans leur moindre recoin intime, déboires en affaires y compris. Il suffit de lire le livre de Jean-Paul Harroy Burundi pour en avoir la preuve.
Sur Rwagasore, on a finalement peu écrit. On est tout de même surpris de constater qu’aucun gouvernement burundais, dont les dirigeants successifs se réclamaient pourtant de son héritage depuis l’indépendance, n’ait pris la moindre initiative pour commanditer une biographie, afin de tirer quelque bénéfice politique. Les archives officielles démontrent clairement que le Tutelle belge nourrissait à son égard une véritable haine dont Raymond Scheyven, ancien Résident, écrit qu’ « il est évident que les dispositions de Rwagasore à l’égard des autorités belges sont empreintes d’hostilité. » D’où la détermination implacable de l’Administration à barrer la route à l’ascension de cet animal politique comparable à Churchill, - dont il partageait le génie politique et la faible inclination pour les études-, malgré sa détention en résidence surveillée à Bururi et sa mise hors-jeu dans sa marche vers la conquête du pouvoir. Un autre détail révélateur : le Roi Baudouin, sur l’invitation envoyée en octobre 1960 au Mwami Mwambutsa écrit en marge, à propos de Rwagasore : « Son fils a une attitude douteuse ».
Le Résident Général Harroy essaya à plusieurs reprises de convaincre sans succès son Ministre de l’envoyer en exil dans un des coins obscurs du Congo pour neutraliser son action politique. Il parviendra cependant à contourner les obstacles posés devant lui pour culminer à la victoire du 18 septembre 1961. Elle est ressentie par l’Administration belge et l’opposition comme un véritable camouflet qui mettait fin à la longue série des humiliations subies par Rwagasore et Mwambutsa pendant des décennies. Le suicide de Maus, prêtre défroqué et important soutien à l’opposition, qui fut également président de l’association des colons belges du Ruanda-Urundi, en est le témoignage le plus éclatant. C’est Etienne Davignon, conseiller de Paul-Henri Spaak, à l’époque Ministre des Affaires Etrangères belge et des Affaires Africaines qui a le mot de la fin de ce livre important pour l’histoire de notre pays : « Dans les archives des Affaires Etrangères, tout le dossier Rwagasore n’est pas accessible ». Du travail en perspective pour les historiens mais l’essentiel a été évoqué.
Cependant l’attitude du Roi Baudouin est pour le moins équivoque. La correspondance qu’il adresse à son Ministre des affaires étrangères Paul-Henri Spaak est sans ambiguïté puisque le souverain belge lui demande explicitement de différer l’exécution de Kageorgis, de l’exfiltrer au Rwanda ou au Congo le cas échéant, avec les autres condamnés. A chacun d’apprécier. Première décision de souveraineté : malgré les menaces du gouvernement belge de couper l’assistance technique et financière au jeune Etat burundais, dès l’indépendance le 1er juillet 1962, le gouvernement Muhirwa procéda, comme il l’avait promis, à un nouveau procès au bout duquel cinq condamnés furent pendus le 15 janvier 1963 à Gitega et les autres à de lourdes peines de prison. Non sans avoir préalablement demandé le départ immédiat des troupes belges avant le 30 juin. Avant de mourir, La Libre Belgique du 4 janvier 1963 rapporte que « Ntidendereza a déclaré que les instigateurs de l’assassinat du Prince se trouvaient maintenant en Belgique ». Voilà pour l’Histoire.