Dans 3 jours, soit le 1er juin 2014, cela fera tout juste 21 ans que Melchior Ndadaye était élu président de la République à la surprise générale, surtout celle des Tutsi, qui ne s’imaginaient pas un seul instant qu’un Hutu pouvait être porté à la magistrature suprême. La rédaction de « Net Press » a décidé de rappeler aux générations actuelles comment tout cela se passa, car l’histoire du Burundi post-coloniale n’est plus enseignée dans les écoles, jusqu’à l’université, pour des raisons sur lesquelles nous aurons l’occasion de donner notre point de vue dans nos prochaines éditions.
A la veille du scrutin, les attentes et les certitudes des uns et des autres
Lorsque le major Pierre Buyoya décida d’appeler le peuple burundais à voter « massivement » en faveur d’une nouvelle constitution qui prévoyait les élections pluralistes et majoritaires par le système « one man one vote = un homme une voix », il était loin de s’imaginer le tsunami électoral d’il y a 21 ans, qui allait l’emporter, lui et ses partisans du parti Uprona. C’était en mars 1992, un an après le vote massif en faveur de la charte de l’unité nationale et 4 ans après les massacres de Ntega et Marangara. Pour les deux raisons, il était persuadé que les Hutu allaient lui dire « merci » de façon aussi « massive », sans lui tourner le dos avec ingratitude comme ils le firent.
Ses partisans de l’Uprona en étaient encore plus convaincus, à lire les grands titres de deux journaux tutsi de l’époque qui le soutenaient, « Le Carrefour des idées » du regretté Juvénal Madirisha et « L’Indépendant » de Charles Mukasi.
Nos deux anciens confrères, tous les deux des hebdomadaires, écrivaient chaque semaine, qu’une éventuelle élection du candidat du Frodebu équivaudrait à la fin du monde, à la fin du Burundi et à la fin des Tutsi.
Quant au journal hutu, « L’Aube de la Démocratie » animé par Sylvestre Ntibantunganya, il jurait à qui voulait l’entendre que « le moment était enfin venu » pour que le Burundi soit géré par « les siens », étant entendu que « les siens » était le peuple majoritaire hutu.
Telles étaient les certitudes et les attentes des deux principaux groupes ethniques burundais, qui expliquent d’avance ce qui se passa le 21 octobre 1993 et pendant les semaines et les mois qui suivirent.
« Calmez-vous, rien ne vous arrivera »
Le 2 juin 1993, vers 9 heures du matin, un ancien journaliste du bimensuel « Le citoyen » dont le directeur des publications était Cyriaque Simbizi, se rendit à Ngagara au quartier V à bord de son véhicule pour rendre visite à un ami.
Il fut prié de s’arrêter par un de ses anciens collègues hutu qui se trouvait avec un groupe de quatre personnes très enthousiastes et très heureux. C’était un des cadres de Sahwanya Frodebu qui avait passé toute la nuit à la permanence du parti pour comptabiliser le résultat du scrutin de la veille.
Comme l’issue du vote ne faisait guerre de doute, il déclara à son ancien collègue, tout sourire, tout heureux, « calmez-vous, rien ne vous arrivera, nous ne vous ferons rien ». Cette phrase contenait des sous-entendus », car « la fin des Tutsi » évoquée dans l’article précédent, soulignait leur crainte qu’avec l’élection de Melchior Ndadaye à la présidence de la République, le syndrome de la « Révolution sociale rwandaise » de 1959 allait contaminer les nouveaux maîtres du pays.
Cette « Révolution » qui porta Grégoire Kayibanda au pouvoir et qui contenait déjà les prémisses du génocide de 1994 signifiait que pour être complète et totale, l’accession d’un Hutu à la magistrature suprême devait s’accompagner de l’élimination systématique des Tutsi, même paysans, de la brûlure de leurs maisons d’habitation, comme cela avait été fait en octobre 1965 à Busangana tout près de Bukeye.
Il n’en fut rien fort heureusement, mais ce n’était que partie remise, comme nous en parleront dans quatre mois dans les colonnes de ce même journal.
Ce qu’aurait dû être « un vote démocratique », selon les manifestants tutsi
Le 2 juin 1993, peu après 19 heures, François Ngeze, alors ministre de l’intérieur, se présenta devant micros et caméras pour annoncer la « terrible nouvelle » pour les Tutsi et « le bonheur céleste » pour les Hutu : Melchior Ndadaye venait d’être élu président de la République avec un peu plus de 63% des voix, contre un peu moins de 35% pour Pierre Buyoya. Le reste des « miettes » étaient obtenues par Pierre-Claver Sendegeya, le candidat hutu du parti monarchiste P.R.P. (le parti pour la réconciliation du peuple) dont on ne parle plus, non seulement parce qu’il n’est plus de ce monde, mais parce que, politiquement parlant, c’était un « nul ».
Des le lendemain, les manifestants tutsi « tsunamisés » par la nouvelle, envahirent les rues de la capitale, brandissant des pancartes sur lesquelles on pouvait lire facilement : « non à un vote ethnique, non à un recensement ethnique etc --- etc--- »
Pour eux donc, une élection « authentiquement démocratique » aurait signifié que Hutu et Tutsi devaient se prononcer en faveur de Pierre Buyoya, et non l’inverse. En d’autres termes, les Hutu qui ont voté pour un « des leurs » ont eu tort de ne pas comprendre ce que c’était une véritable démocratie.
Au passage, aucune pancarte ne portait l’inscription indiquant que les électeurs tutsi qui avaient voté pour un « des leurs avaient procédé à un « recensement ethnique ». Vingt et un ans plus tard, on a de la peine à croire à cette curieuse conception de la démocratie.
« Quand on gagne, on gagne avec tout le monde, quand on perd, on perd seul »
Fustigé, honni, vilipendé, traité de tous les noms d’oiseaux jusqu’au plus méprisable, Pierre Buyoya se sentit vraiment seul à un certain moment juste après sa défaite humiliante du 1er juillet 1993. Et lorsque l’assassinat de Melchior Ndadaye fut suivi par les massacres des centaines de milliers de Tutsi, les plus radicaux parmi eux irent jusqu’à lui imputer le sang versé par leurs enfants, affirmant qu’il aurait dû tout faire pour éviter de reconnaître sa défaite, pour ne pas ouvrir la voie à ce qui est en train de se passer.
Dans un de ses numéros publiés après le 1er juin 1993, le bimensuel « Le Citoyen » résuma assez bien le sentiment de l’ancien président estimant que les mêmes manifestants (Tutsi, Ndlr) qui criaient leur rage contre une défaite qu’ils n’attendaient pas et son auteur qui n’aurait pas dû s’incliner devant le verdict des urnes, auraient été les mêmes qui auraient revendiqué « leur victoire » en la personne lisant leur compte et en réclamant des postes pour « avoir battu » le candidat hutu. C’est alors qu’il aurait lâché la phrase figurant en titre avec une lucidité et une clairvoyance que nul ne peut contester.
C’est avec le même esprit (de lucidité et d’ironie) qu’il réagira plus tard après son retour au pouvoir en 1996, aux propos de ceux qui accusaient son armée de ne pas suffisamment « casser du Hutu » sur le champ de bataille ou ailleurs, pour réduire définitivement au silence « ces gens-là ». Ses proches racontent qu’il avait l’habitude de répondre avec certaine humour qu’on ne lui connaissait pas : « Quand on est au bistrot, on gagne facilement la guerre »
« Je n’ai jamais triché »
Durant toute la journée du 2 juin 1993, alors que la défaite du candidat Uproniste était connu à l’état-major de l’ancien parti unique, des tractations eurent lieu chez les perdants pour convaincre le président sortant d’accepter que le perdant n’était pas celui qui venait de perdre, mais celui qui venait de gagner.
Ceux qui voyaient les choses de cette manière se basaient sur une réalité devenue incontestable sur le continent africain, à savoir qu’un président sortant, putschiste ou pas, « ne perd jamais ». D’autant plus que, dans leurs pronostics du matin des élections, les trois principales radios internationales captées à Bujumbura, Rfi, La BBC et la VOA, se basant sur les sources diplomatiques de la capitale burundaise, annonçaient toutes la victoire du candidat tutsi, en raison de tout ce qu’il avait fait pour les Hutu depuis 5 ans.
Mais lui avait une toute logique et une toute autre référence : l’enseignement religieux reçu à l’école primaire et à l’école secondaire, et probablement pas à l’Ecole Royale des cadets à Bruxelles. Ils se référaient au 7ème commandement du Seigneur : « tu ne voleras point » qui, traduit en règlement scolaire signifie « Tu ne tricheras point ».
Selon les informations officieuses de l’époque, le Rutovéen le plus célèbre aurait résisté héroïquement à toutes les tentations « diaboliques » de ses partisans pour entrer au paradis afin d’être installé entre Saint Pierre surtout pas Nkurunziza) et Saint Paul au jugement Dernier, ce qui est sûr à moins de 0,99999999%.
Qui perd gagne
Sans son échec d’il ya 21 ans, nul ne saurait avec précision, à commencer par l’intéressé, ce que serait Pierre Buyoya en cette année 2014, avec la quasi certitude qu’il n’aurait pas le même prestige et la même consécration que ceux qu’il a acquis auprès de l’Union Africaine et de l’organisation d’internationale de la Francophonie pour avoir facilité l’accession au pouvoir de la majorité ethnique hutu
Car, s’il avait refusé de reconnaître sa défaite, la guerre civile qui était en gestation aurait éclaté au cas où l’hypothèse aurait été celle-là, déclenchée par Ndadaye et ses partisans qui auraient estimé qu’on venait de leur voler leur victoire.
C’est donc cette défaite acceptée et assumée qui est rare sur le continent africain qui fait que Pierre Buyoya est devenu aujourd’hui le chouchou de la communauté internationale jusqu’à ce qu’il figure actuellement parmi les candidats favoris pour succéder à Abdou Diouf comme secrétaire général de la Francophonie à partir du mois d’octobre prochain.